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ment de la grande ville regorgeante d’activité, l’étudiant famélique a-t-il exhorté sa malheureuse amie à implorer le secours d’un magistrat contre le misérable qui l’avait dépouillée, lui offrant de l’appuyer de son témoignage et de son éloquence ! Ann était encore plus jeune que lui, elle n’avait que seize ans. Combien de fois le protégea-t-elle contre les officiers de police qui voulaient l’expulser des portes où il s’abritait ! Une fois elle fit plus, la pauvre abandonnée : elle et son ami s’étaient assis dans Soho-square, sur les degrés d’une maison devant laquelle depuis lors, avoue-t-il, il n’a jamais pu passer sans se sentir le cœur comprimé par la griffe du souvenir, et sans faire un acte de grâces intérieur à la mémoire de cette déplorable et généreuse jeune fille. Ce jour-là, il s’était senti plus faible encore et plus malade que de coutume ; mais, à peine assis, il lui sembla que son mal empirait. Il avait appuyé sa tête contre le sein de sa sœur d’infortune, et, tout d’un coup, il s’échappa de ses bras et tomba à la renverse sur les degrés de la porte. Sans un stimulant vigoureux, c’en était fait de lui, ou du moins il serait tombé pour jamais dans un état de faiblesse irrémédiable. Et dans cette crise de sa destinée, ce fut la créature perdue qui lui tendit la main de salut, elle qui n’avait connu le monde que par l’outrage et l’injustice. Elle poussa un cri de terreur, et, sans perdre une seconde, elle courut dans Oxford-street, d’où elle revint presque aussitôt avec un verre de porto épicé, dont l’action réparatrice fut merveilleuse