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naissance, un soir à dix heures, l’auteur a voulu jeter un coup d’œil sur cet asile de ses anciennes misères. À la lueur resplendissante d’un beau salon, il a vu des gens qui prenaient le thé et qui avaient l’air aussi heureux que possible ; étrange contraste avec les ténèbres, le froid, le silence et la désolation de cette même bâtisse, lorsque, dix-huit ans auparavant, elle abritait un étudiant famélique et une petite fille abandonnée. Plus tard il fit quelques efforts pour retrouver la trace de cette pauvre enfant. A-t-elle vécu ? est-elle devenue mère ? Nul renseignement. Il l’aimait comme son associée en misère ; car elle n’était ni jolie, ni agréable, ni même intelligente. Pas d’autre séduction qu’un visage humain, la pure humanité réduite à son expression la plus pauvre. Mais, ainsi que l’a dit, je crois, Robespierre, dans son style de glace ardente, recuit et congelé comme l’abstraction : « L’homme ne voit jamais l’homme sans plaisir ! »

Mais qui était et que faisait cet homme, ce locataire aux habitudes si mystérieuses ? C’était un de ces hommes d’affaires, comme il y en a dans toutes les grandes villes, plongés dans des chicanes compliquées, rusant avec la loi, et ayant remisé pour un certain temps leur conscience, en attendant qu’une situation plus prospère leur permette de reprendre l’usage de ce luxe gênant. S’il le voulait, l’auteur pourrait, nous dit-il, nous amuser vivement aux dépens de ce malheureux, et nous raconter des scènes curieuses, des épisodes impayables ; mais il a voulu tout oublier et ne