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manière monotone quelque mot vulgaire, jusqu’à ce que le son, à force d’être répété, cessât de présenter à l’esprit une idée quelconque, — telles étaient quelques-unes des plus communes et des moins pernicieuses aberrations de mes facultés mentales, aberrations qui, sans doute, ne sont pas absolument sans exemple, mais qui défient certainement toute explication et toute analyse. » Et le nerveux Auguste Bedloe qui chaque matin, avant sa promenade, avale sa dose d’opium, nous avoue que le principal bénéfice qu’il tire de cet empoisonnement quotidien, est de prendre à toute chose, même à la plus triviale, un intérêt exagéré : « Cependant l’opium avait produit son effet accoutumé, qui est de revêtir tout le monde extérieur d’une intensité d’intérêt. Dans le tremblement d’une feuille, — dans la couleur d’un brin d’herbe, — dans la forme d’un trèfle, — dans le bourdonnement d’une abeille, — dans l’éclat d’une goutte de rosée, — dans le soupir du vent, — dans les vagues odeurs échappées de la forêt, — se produisait tout un monde d’inspirations, une procession magnifique et bigarrée de pensées désordonnées et rapsodiques. »

Ainsi s’exprime, par la bouche de ses personnages, le maître de l’horrible, le prince du mystère. Ces deux caractéristiques de l’opium sont parfaitement applicables au haschisch ; dans l’un comme dans l’autre cas, l’intelligence, libre naguère, devient esclave ; mais le mot rapsodique, qui définit si bien un train de pensées suggéré et commandé par le monde extérieur et