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sommeil, ce voyage aventureux de tous les soirs, il y a quelque chose de positivement miraculeux ; c’est un miracle dont la ponctualité a émoussé le mystère. Les rêves de l’homme sont de deux classes. Les uns, pleins de sa vie ordinaire, de ses préoccupations, de ses désirs, de ses vices, se combinent d’une façon plus ou moins bizarre avec les objets entrevus dans la journée, qui se sont indiscrètement fixés sur la vaste toile de sa mémoire. Voilà le rêve naturel ; il est l’homme lui-même. Mais l’autre espèce de rêve ! le rêve absurde, imprévu, sans rapport ni connexion avec le caractère, la vie et les passions du dormeur ! ce rêve, que j’appellerai hiéroglyphique, représente évidemment le côté surnaturel de la vie, et c’est justement parce qu’il est absurde que les anciens l’ont cru divin. Comme il est inexplicable par les causes naturelles, ils lui ont attribué une cause extérieure à l’homme ; et encore aujourd’hui, sans parler des onéiromanciens, il existe une école philosophique qui voit dans les rêves de ce genre tantôt un reproche, tantôt un conseil ; en somme, un tableau symbolique et moral, engendré dans l’esprit même de l’homme qui sommeille. C’est un dictionnaire qu’il faut étudier, une langue dont les sages peuvent obtenir la clef.

Dans l’ivresse du haschisch, rien de semblable. Nous ne sortirons pas du rêve naturel. L’ivresse, dans toute sa durée, ne sera, il est vrai, qu’un immense rêve, grâce à l’intensité des couleurs et à la rapidité des conceptions ; mais elle gardera toujours la tonalité parti-