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XXXV
ÉTUDE BIOGRAPHIQUE.

qu'à en faire affluer le subconscient à la saignante surface, il vérifia, dans les cris et l’angoisse de sa propre détresse, avec les raisons de sa misanthropie, toute la misère d’être un homme. Cette désespérance qu’il avait toujours portée en lui, il en décupla l’intensité à la légitimer et à la chanter ; il s’enivra de ses larmes, des égarements de ses passions, de cet appétit du mal que le péché originel a mis au cœur de tous, et des révoltes qui poussent la créature à se dresser contre son Créateur, comme à saluer en la Mort la seule amie de l’humaine destinée. Et c’est de tout cela que sont écloses Les Fleurs du Mal, la plus prodigieuse autobiographie dont se glorifient les lettres françaises.

Il s’éprit de passion pour Edgar Poe. À cause sans doute de ce que l’œuvre du grand Américain apportait de poésie nouvelle, à cause aussi de la similitude que la destinée de Poe, méconnu de ses contemporains et mort dans la misère et la dipsomanie à trente-sept ans, offrait avec sa propre existence, — surtout peut-être à cause de l’étrange parenté intellectuelle qui l’appariait à son modèle. « Véritable possession », a dit Asselineau. Narcissisme cérébral aussi dont on connaît bien peu d’exemples. À transcrire en français celui qu’il saluait comme le frère de son génie et de sa détresse, il goûta la délicieuse et torturante émotion de libérer des idées, des fantasmagories, des hallucinations dont il lui semblait avoir lui-même porté le germe. À dépeindre, avec quelle amoureuse compréhension ! le glorieux martyre sur cette terre, de son héros devenu son maître, il remâcha ses propres rancœurs et son dégoût immense ; à le suivre dans le dédale de son œuvre, pendant dix-sept ans — les dix-sept ans qui séparent du dernier le premier volume de ses traductions, — il séjourna au pays de l’étrange, du fantastique, du surnaturel et de l’épouvante !