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XXXI
ÉTUDE BIOGRAPHIQUE.

on peut dire qu’elles constituent dans la poésie de tous les temps, une des cimes du spiritualisme amoureux[1]. Vraiment, durant ces quatre années, il semble que Mme Sabatier ait été le pôle céleste de sa vie, dont Jeanne Duval restait le pôle infernal. Mais quand, enfin grisée de cet encens et gagnée à cette flamme idolâtre, elle se fut offerte à lui, — quand il la tint dans ses bras, créature de chair et d’os, alors il s’aperçut une fois de plus que, décidément, il ne pouvait aimer que dans la fiction… Elle sut pardonner, et il revint à sa noire mégère. En somme, celle-ci est la seule femme qui ait tenu un rôle important dans sa vie, les autres n’ont fait qu’y passer, on a pu même concevoir le vilain soupçon qu’il les avait presque inventées, pour aiguiser l’ironie parfois atroce de son génie désespéré.

Ainsi donc pas de foyer, quelques camarades plutôt que des amis, pour maîtresse une Jeanne Duval, et des convictions qui toutes le poussaient à la misanthropie. Du moins si son art lui eût valu quelque réconfort ! Mais, là encore, il ne trouvait que déceptions et tourment, « L’étude du beau, a-t-il pu écrire, est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu. » Il avait la conception facile, mais la rigueur de sa méthode et son appétit de perfection lui rendaient tout achèvement aussi lent que laborieux. Tenant que l’artiste se doit de réaliser exactement ce qu’il s’est proposé, sans plus ni moins, et avoir déjà arrêté le dernier trait avant que de fixer le premier, il glissait, sous prétexte de concoction, à d’interminables rêveries qui, trop souvent, le conduisaient à l’indécision ou au découragement. D’ailleurs son imagination était plus en profondeur qu’en étendue, ce qui explique que de tant de romans, drames ou nouvelles qu’il projeta, il n’ait laissé que des titres ou des scénarios

  1. Voir pages 428-430.