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spontanément, comme les infiniment petits dans une carafe d’eau putride, la jeunesse littéraire, la jeunesse réaliste, se livrant, au sortir de l’enfance, à l’art réalistique (à des choses nouvelles il faut des mots nouveaux !). Ce qui la caractérise nettement, c’est une haine décidée, native, des musées et des bibliothèques. Cependant, elle a ses classiques, particulièrement Henri Murger et Alfred de Musset. Elle ignore avec quelle amère gausserie Murger parlait de la Bohème ; et quant à l’autre, ce n’est pas dans ses nobles attitudes qu’elle s’appliquera à l’imiter, mais dans ses crises de fatuité, dans ses fanfaronnades de paresse, à l’heure où, avec des dandinements de commis voyageur, un cigare au bec, il s’échappe d’un dîner à l’ambassade pour aller à la maison de jeu, ou au salon de conversation. De son absolue confiance dans le génie et l’inspiration, elle tire le droit de ne se soumettre à aucune gymnastique. Elle ignore que le génie (si toutefois on peut appeler ainsi le germe indéfinissable du grand homme) doit, comme le saltimbanque apprenti, risquer de se rompre mille fois les os en secret avant de danser devant le public ; que l’inspiration, en un mot, n’est que la récompense de l’exercice quotidien. Elle a de mauvaises mœurs, de sottes amours, autant de fatuité que de paresse, et elle découpe sa vie sur le patron de certains romans, comme les filles entretenues s’appliquaient, il y a vingt ans, à ressembler aux images de Gavarni, qui peut-être, lui, n’a jamais mis les pieds dans un bastringue.