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seuses. Enfin, pour lui tout a tourné à bien ; jamais fortune spirituelle ne fut plus heureuse. Sa misère lui a été comptée pour du travail, le désordre de sa vie pour génie incompris. Il s’est promené, et il a chanté quand l’envie de chanter l’a pris. Nous connaissons ces théories, fautrices de paresse, qui, basées uniquement sur des métaphores, permettent au poëte de se considérer comme un oiseau bavard, léger, irresponsable, insaisissable, et transportant son domicile d’une branche à l’autre. Hégésippe Moreau fut un enfant gâté qui ne méritait pas de l’être. Mais il faut expliquer cette merveilleuse fortune, et avant de parler des facultés séduisantes qui ont permis de croire un instant qu’il deviendrait un véritable poëte, je tiens à montrer le fragile, mais immense échafaudage de sa trop grande popularité.

De cet échafaudage, chaque fainéant et chaque vagabond est un poteau. De cette conspiration, tout mauvais sujet sans talent est naturellement complice. S’il s’agissait d’un véritable grand homme, son génie servirait à diminuer la pitié pour ses malheurs, tandis que maint homme médiocre peut prétendre, sans trop de ridicule, à s’élever aussi haut qu’Hégésippe Moreau, et, s’il est malheureux, se trouve naturellement intéressé à prouver, par l’exemple de celui-ci, que tous les malheureux sont poëtes. Avais-je tort de dire que l’échafaudage est immense ? Il est planté dans le plein cœur de la médiocrité ; il est bâti avec la vanité du malheur : matériaux inépuisables !