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beaucoup de poëtes qui soient, comme Victor Hugo, un si magnifique répertoire d’analogies humaines et divines. Je vois dans la Bible un prophète à qui Dieu ordonne de manger un livre. J’ignore dans quel monde Victor Hugo a mangé préalablement le dictionnaire de la langue qu’il était appelé à parler ; mais je vois que le lexique français, en sortant de sa bouche, est devenu un monde, un univers coloré, mélodieux et mouvant. Par suite de quelles circonstances historiques ; fatalités philosophiques, conjonctions sidérales, cet homme est-il né parmi nous, je n’en sais rien, et je ne crois pas qu’il soit de mon devoir de l’examiner ici. Peut-être est-ce simplement parce que l’Allemagne avait eu Goethe, et l’Angleterre Shakspeare et Byron, que Victor Hugo était légitimement dû à la France. Je vois, par l’histoire des peuples, que chacun à son tour est appelé à conquérir le monde ; peut-être en est-il de la domination poétique comme du règne de l’épée.

De cette faculté d’absorption de la vie extérieure, unique par son ampleur, et de cette autre faculté puissante de méditation est résulté, dans Victor Hugo, un caractère poétique très-particulier, interrogatif, mystérieux et, comme la nature, immense et minutieux, calme et agité. Voltaire ne voyait de mystère en rien ou qu’en bien peu de chose. Mais Victor Hugo ne tranche pas le nœud gordien des choses avec la pétulance militaire de Voltaire ; ses sens subtils lui révèlent des abîmes ; il voit le mystère partout. Et, de fait, où n’est-il pas ? De là dérive ce sentiment d’effroi