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II


Dans les temps, déjà si lointains, dont je parlais, temps heureux où les littérateurs étaient, les uns pour les autres, une société que les survivants regrettent et dont ils ne trouveront plus l’analogue, Victor Hugo représentait celui vers qui chacun se tourne pour demander le mot d’ordre. Jamais royauté ne fut plus légitime, plus naturelle, plus acclamée par la reconnaissance, plus confirmée par l’impuissance de la rébellion. Quand on se figure ce qu’était la poésie française avant qu’il apparût, et quel rajeunissement elle a subi depuis qu’il est venu ; quand on imagine ce peu qu’elle eût été s’il n’était pas venu ; combien de sentiments mystérieux et profonds, qui ont été exprimés, seraient restés muets ; combien d’intelligences il a accouchées, combien d’hommes qui ont rayonné par lui seraient restés obscurs, il est impossible de ne pas le considérer comme un de ces esprits rares et providentiels qui opèrent, dans l’ordre littéraire, le salut de tous, comme d’autres dans l’ordre moral et d’autres dans l’ordre politique. Le mouvement créé par Victor Hugo se continue encore sous nos yeux. Qu’il ait été puissamment secondé, personne ne le nie ; mais si aujourd’hui des hommes mûrs, des jeunes gens, des femmes du monde ont le sentiment de la bonne poésie, de la poésie profondément rhythmée et vivement colorée, si le goût public s’est haussé vers des jouissances qu’il avait oubliées, c’est à Victor Hugo