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Pendant l’époque désordonnée du romantisme, l’époque d’ardente effusion, on faisait souvent usage de cette formule : La poésie du cœur ! On donnait ainsi plein droit à la passion ; on lui attribuait une sorte d’infaillibilité. Combien de contresens et de sophismes peut imposer à la langue française une erreur d’esthétique ! Le cœur contient la passion, le cœur contient le dévouement, le crime ; l’Imagination seule contient la poésie. Mais aujourd’hui l’erreur a pris un autre cours et de plus grandes proportions. Par exemple une femme, dans un moment de reconnaissance enthousiaste, dit à son mari, avocat :

Ô poëte ! je t’aime !

Empiétement du sentiment sur le domaine de la raison ! Vrai raisonnement de femme qui ne sait pas approprier les mots à leur usage ! Or cela veut dire : « Tu es un honnête homme et un bon époux ; donc tu es poëte, et bien plus poëte que tous ceux qui se servent du mètre et de la rime pour exprimer des idées de beauté. J’affirmerai même, — continue bravement cette précieuse à l’inverse, — que tout honnête homme qui sait plaire à sa femme est un poëte sublime. Bien plus, je déclare, dans mon infaillibilité bourgeoise, que quiconque fait admirablement bien les vers est beaucoup moins poëte que tout honnête homme épris de son ménage ; car le talent de composer des vers parfaits nuit évidemment aux facultés de l’époux, qui sont la base de toute poésie ! »