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la lumière et l’ont mieux rendue. Mais la silhouette générale des formes est souvent ici difficile à saisir. La vapeur lumineuse, pétillante et ballottée, trouble la carcasse des êtres. M. Rousseau m’a toujours ébloui ; mais il m’a quelquefois fatigué. Et puis il tombe dans le fameux défaut moderne, qui naît d’un amour aveugle de la nature, de rien que la nature ; il prend une simple étude pour une composition. Un marécage miroitant, fourmillant d’herbes humides et marqueté de plaques lumineuses, un tronc d’arbre rugueux, une chaumière à la toiture fleurie, un petit bout de nature enfin, deviennent à ses yeux amoureux un tableau suffisant et parfait. Tout le charme qu’il sait mettre dans ce lambeau arraché à la planète ne suffit pas toujours pour faire oublier l’absence de construction.

Si M. Rousseau, souvent incomplet, mais sans cesse inquiet et palpitant, a l’air d’un homme qui, tourmenté de plusieurs diables, ne sait auquel entendre, M. Corot, qui est son antithèse absolue, n’a pas assez souvent le diable au corps. Si défectueuse et même injuste que soit cette expression, je la choisis comme rendant approximativement la raison qui empêche ce savant artiste d’éblouir et d’étonner. Il étonne lentement, je le veux bien, il enchante peu à peu ; mais il faut savoir pénétrer dans sa science, car, chez lui, il n’y a pas de papillotage, mais partout une infaillible rigueur d’harmonie. De plus, il est un des rares, le seul peut-être, qui ait gardé un profond sentiment de la con-