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reçu le génie ; qu’il avance avec assurance, qu’il se livre aux immenses travaux, condition indispensable du talent… » Je ne sais pas combien de fois dans sa vie M. Thiers a été prophète, mais il le fut ce jour-là. Delacroix s’est livré aux immenses travaux, et il n’a pas désarmé l’opinion. À voir cet épanchement majestueux, intarissable, de peinture, il serait facile de deviner l’homme à qui j’entendais dire un soir : « Comme tous ceux de mon âge, j’ai connu plusieurs passions ; mais ce n’est que dans le travail que je me suis senti parfaitement heureux. » Pascal dit que les toges, la pourpre et les panaches ont été très-heureusement inventés pour imposer au vulgaire, pour marquer d’une étiquette ce qui est vraiment respectable ; et cependant les distinctions officielles dont Delacroix a été l’objet n’ont pas fait taire l’ignorance. Mais à bien regarder la chose, pour les gens qui, comme moi, veulent que les affaires d’art ne se traitent qu’entre aristocrates et qui croient que c’est la rareté des élus qui fait le paradis, tout est ainsi pour le mieux. Homme privilégié ! la Providence lui garde des ennemis en réserve. Homme heureux parmi les heureux ! non seulement son talent triomphe des obstacles, mais il en fait naître de nouveaux pour en triompher encore ! Il est aussi grand que les anciens, dans un siècle et dans un pays où les anciens n’auraient pas pu vivre. Car, lorsque j’entends porter jusqu’aux étoiles des hommes comme Raphaël et Véronèse, avec une intention visible de diminuer le mérite qui s’est produit après eux, tout en accordant mon enthou-