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dignité de penser. Nous traversons à coup sûr une des heures les plus ignominieuses de l’histoire. Si tout le monde n’ose pas le dire, chacun le sent en son cœur. Chaque soldat fait le sacrifice de sa vie non pour acquérir une liberté de plus, un idéal nouveau, mais pour conserver une liberté acquise depuis tant de temps qu’elle ne semblait plus devoir nous être à nouveau ravie ; on combat en vue de maintenir l’idéal qui est, de tous, l’idéal le plus élémentaire : la préservation du patrimoine. Pour un peuple qui a brandi des torches plus radieuses dont la flamme illumina, même au prix de révolutions, les peuples de tous les continents, il est dur d’accorder, à une cause aussi primitive, le plus formidable sacrifice qui ait jamais été consenti !… Savoir que le progrès humain était en jeu dans cette terrible aventure, et que si la France ne sortait pas victorieuse du pugilat, toutes les chaînes naguère brisées viendraient d’elles-mêmes se souder et peut-être pour jamais aux poignets de l’homme esclave ; sentir que notre patrie, même exsangue, devra projeter plus grands encore ses rayons tutélaires sur les peuples sauvés par son abnégation, ces certitudes-là ne sont qu’une compensation à la douleur d’avoir vu couler tant de veines ouvertes, d’avoir précipité à la fosse un siècle d’espérances, un trésor d’énergies radieuses, — tandis que s’opérait, sous nos yeux, le saccage le plus éhonté de toutes les libertés spirituelles, de toutes les plus belles conquêtes de l’âme, — Raison, Sagesse, Pitié, Charité !…

Le soldat peut encore s’illusionner sur les finalités de son œuvre, car un soldat perdu dans la mentalité collective de la foule ne pense pas ; — il sent et subit. Mais le poète, lui, s’il est sincèrement ému, est trop renseigné sur le jeu des causes et des effets, pour ne pas distinguer que la seule