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LE SYMBOLISME

chuchotent des mots incohérents : opium, haschisch, morphine. Il entend parler de Socrate et d’Alcibiade. Il sourit doucement du coin des lèvres, en mépris de ces bourgeois à courte vue qui bavent l’insulte sur ce qu’ils ne comprennent pas. Il est heureux, infiniment, car il aime qu’on lui prête des vices. Il est peut-être aussi chaste qu’un Carme, mais le sadisme moral lui paraît avoir des attraits divins. Cela le distingue du vulgaire. Et puis, il est pâle, très pâle, car en vérité il fait la noce un peu plus tard qu’un étudiant et il travaille sans l’avouer avec plus de frénésie : « Cependant les décadents ont horreur de la pose. Ils ne font rien en vue de la galerie. Ils aiment les belles toilettes parce que le beau est leur idéal. Mais qu’on ne s’imagine pas qu’ils ressemblent aux images des magasins de nouveautés. S’ils s’habillent comme tout le monde, ils le font avec tant de goût que leur personnalité s’accuse jusque dans la coupe de leurs vêtements. C’est par leur simplicité, par leur absence de toute pose dans un siècle où tout le monde pose un peu, qu’ils se distinguent du reste de l’humanité [1] ». Inutile d’insister. Ce sont les badauds qui ont tort !

Interrogez les décadents. Vous avez toujours l’air de briser leur rêve. Ils vous répondent d’abord d’une voix blanche en hommes qui reviennent du ciel et daignent par pure politesse ne pas vous traiter d’importuns. Ils sont si loin de la terre qu’ils ne savent plus ni quand ils sont nés, ni quand a paru leur dernier livre. Ils n’ont gardé de ce monde que l’horreur du fait précis. Poussez-les un peu sur l’esthétique de leur école. Alors, ils s’animent. Avec des gestes bizarres, saccadés et vifs, la gorge pleine de rires qui sonnent l’ivresse, des yeux égarés de fous, ils vous débiteront froidement des paradoxes qui ne sont pas sans valeur : guerre au mercantilisme dans les arts, place aux artistes, sus aux camelots !

  1. Cf. A. Baju, les Décadents et la pose (Le Décadent, 15-30 avril 1888).