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LA GENÈSE DU MOUVEMENT SYMBOLISTE

qui agit avec des livres comme d’autres avec des bombes. De l’aveu même d’Alexandre II, ses Récits d’un chasseur ont préparé la libération des serfs, et le mérite d’une telle conquête est à ses yeux le couronnement de l’œuvre littéraire [1].

Dotowiesky exagère encore l’altruism e développé par Tourguenief. L’écrivain n’est pour lui qu’un médecin dont l’œuvre doit alléger d’abord et guérir ensuite les souffrances de l’humanité. D’ailleurs, la souffrance est un agent de moralité. C’est par elle que les peuples grandissent, mais il faut qu’elle soit éprouvée en commun. Le médecin doit avoir pitié du malade : il le soigne en compatissant à sa peine. Souffrir avec et pour un autre, voilà son principe philosophique : « Ce n’est pas devant tous que je m’incline, écrit-il, je me prosterne devant toute la souffrance de l’humanité. » La charité, si pleinement exaltée par Tourguenief, se transforme chez lui en pitié désespérante pour les humbles, en passion presque effrénée de dévouement, ce qui, à son sens, est à la fois la fin de la vie et de l’art.

Car l’art, affirme Tolstoï, n’est point le plaisir. Il constitue un moyen de communion entre les hommes s’unissant par les sentiments. Il est nécessaire à l’existence et à la marche progressive vers le bonheur de chaque individu et de toute l’humanité [2]. Aussi Tolstoï se fait-il l’apôtre de la pitié sociale et met-il toutes les ressources de son génie au service du socialisme chrétien. Après s’être débattu dans le scepticisme, le pessimisme et le nihilisme, il se persuade que la raison, malgré ses calculs et ses probabilités, aboutit à la plus honteuse faillite ; il n’y a de réel que la foi en Dieu, que le dévouement à l’humanité. La nature peut avoir des faiblesses humiliantes, mais elle abonde en énergies morales

  1. Cf. sur Tourguenief l’ouvrage si érudit de M. Émile Haumant. Yvan Tourguenief. Paris, Colin, 1906.
  2. Qu’est-ce que l’art ?