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LES CHAPERONS DU SYMBOLISME

pas son unique distraction ; il aime à s’abandonner aux fantaisies les plus quintessenciées. Il réalise la symbolique des gemmes sur la carapace d’une tortue. Cet animal, dont l’écaille avait charmé ses yeux, devait à son sens s’harmoniser tout à fait avec les tapis sur lesquels il déambulait. Dans ce dessein, des Esseintes décida d’ornementer la carapace de la bête. Il la fit d’abord clouer d’or ; il y incrusta ensuite des pierres rares dont il choisit savamment et minutieusement la gamme. Il possédait une cave dont les liqueurs correspondaient comme goût au son d’un instrument. En les dégustant, il arrivait à se procurer dans le gosier des sensations analogues à celles que la musique verse à l’oreille : « Le curaçao, par exemple, correspondait à la clarinette dont le chant est aigrelet et velouté ; le kummel au hautbois dont le timbre sonore nasille ; la menthe et l’anisette à la flûte, tout à la fois sucrée et poivrée, piaulante et douce, tandis que pour compléter l’orchestre, le kirsch sonne furieusement de la trompette ; le gin et le wisky emportent le palais avec leurs stridents éclats de piston et de trombone, l’eau-de-vie de marc fulmine avec les assourdissants vacarmes des tubas, pendant que roulent les coups de tonnerre de la cymbale et de la caisse frappée à tour de bras dans la peau de la bouche par les rakis de Chio et les mastics. En étendant ces assimilations, il était parvenu à se jouer sur la langue de silencieuses mélodies, de muettes marches funèbres à grands spectacles, à entendre dans sa bouche des solis de menthe, des duos de vespétro et de rhum. » Mais sa recherche des sensations neuves ne se borne pas au domaine purement physique. Des Esseintes tente aussi des expériences dans l’ordre moral. Il se concilie les bonnes grâces d’un enfant de seize ans, Auguste Langlois et se distrait à le pervertir. Pour lui donner la passion du luxe, il lui ouvre l’accès d’une maison de tolérance. Après trois mois d’apprentissage, il lui supprime brutalement l’exercice de ces plaisirs, puis il attend le double résultat de sa largesse