Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/58

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
48
LES DÉRACINÉS

souvenirs de l’ancienne autonomie et, si personne ne la regrette expressément, — car tout Lorrain est Français sans restriction, — ce qu’il peut en rester de vestiges est soigné avec complaisance. Autant que Suret-Lefort, pourtant, Henri ignore l’archéologie, et les thèses de Bouteiller pour longtemps l’en dégoûteront, mais il sent la nature, la variété des saisons, la vie des plantes, comme ferait un homme de quarante ans après des déceptions.

Cet adolescent, qu’il ne faut pas railler, est doué d’une sensibilité telle que les bois et les jeux des nuages sur le soleil le font pleurer. Il compose des vers lamartiniens. Cela est convenable, qu’il soit né dans les bois de l’Argonne, qui prolonge la forêt des Ardennes aimée par Shakespeare. Il a autour de l’âme tous leurs brouillards du matin, et autour d’une figure mal soignée, mais charmante de sincérité, des cheveux tombants d’un blond pâle. C’est un enfant d’une parfaite bonté et d’une grande pureté morale. Ces jolies vertus, poussées à ce degré, risqueraient d’en faire un naïf. Sa grand’mère, pour y remédier, l’avait mis au lycée. Maintenant, elle juge Paris nécessaire. — Pour des hommes d’action, Henri Gallant de Saint-Phlin serait négligeable parce qu’il n’est pas encore né. Le cordon ombilical qui le relie au milieu qui l’enfanta n’est pas encore coupé. Décrire sa vie, toute intérieure, c’est décrire son pays qui seul l’anime.

Saint-Phlin, où il habite avec sa grand’mère paternelle, est un « château » et une ferme à quelques centaines de mètres de Varennes. Selon un usage assez fréquent et que l’opinion lentement ratifie, le grand-père d’Henri, M. Gallant, d’une