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LES DÉRACINÉS

par des coreligionnaires, voudraient fraterniser. Ils font mieux, ils s’unifient : ce prodigieux mélange d’enthousiastes et de débauchés, de niais, de simples et de bons esprits, s’organise en un seul être formidable campé au pied de la hauteur. Sa face qu’il tourne vers le cercueil et qu’éclairent les torches funéraires est faite de cent mille visages, les uns immondes, les autres extasiés, mais aucun insensible. Sa respiration fait le bruit de la mer…

Ah ! qu’il voudrait, le pauvre géant populaire, le monstre inconscient, être vraiment créateur et qu’une telle journée ne demeure pas seulement un témoignage prodigieux de l’excitabilité de Paris…

Cet ensemble mystérieux était du moins extrêmement propre à mettre le perplexe Sturel dans un état philosophique d’où il distinguerait sa vérité. Pour qui cherche à juger avec moralité, c’est un bon système de se dégager de l’accidentel et de se placer à un point de vue éternel. Nul ne pourrait y élever ce jeune homme susceptible de grandes impressions plus sûrement que Victor Hugo, à qui cette apothéose donne ce soir-là une autorité surhumaine.

Ce contemplateur nous enseigne qu’il n’y a pas que le clair, le certain, le fixe, l’isolé : il nous restitue le mystère, le changement, la solidarité de tous être et de toutes choses. On se refuse à le suivre si, en l’écoutant, on songe qu’il est un contemporain, avec toutes les infirmités d’un homme sur qui nous renseignent des journalistes malicieux et capables d’interprétations basses ; mais si, par l’imagination, on lui prête du recul, si l’on veut bien l’entendre comme un prophète de jadis, il y a un immense profit à obtenir de son œuvre. Et l’on a raison