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LES DÉRACINÉS

gantes d’une vallée que l’homme n’a pu toute souiller. Soulevons-nous de ce lieu criminel. La poésie, qui est délivrance, se fait sensible sur les hauteurs de Meudon et de Bellevue…

Dans l’esprit de Sturel, fatigué et à jeun, ces souvenirs deviennent un tableau, une belle peinture où il figure comme personnage principal. Ils forment une composition d’après une œuvre de goût très allemand, répandue par la photographie et que l’on voit au Musée de Francfort : un Gœthe au large chapeau et de vigoureuse beauté, étendu dans une forte et joyeuse campagne qu’il contemple et sans doute absorbe. Dans cette vision de demi-délire, un jeune homme, pareil à Sturel comme un frère, lui apparaît avec la posture réfléchie de Gœthe ; il n’est pas assis devant le noble horizon romain, mais au triste paysage de Billancourt qui sent le vin, la crapule et le crime. Seulement sa pensée s’en détourne pour chercher sur les coteaux de l’horizon la beauté et la délicatesse. Il ne met pas son orgueil, comme un Gœthe, à prendre conscience de ce qui gît d’éternel dans les formes diverses de la vie : avec une âpre mélancolie, il dédaigne fortement la subalternité des formes qui l’entourent et les franchit pour rejoindre de beaux lointains… Alors Sturel, tandis qu’il se contemplait avec sympathie dans ce tableau imaginaire et dans l’expression dégoûtée de ce sosie, entendit une voix qui l’apostrophait : « Oui, — disait-elle, — c’est bien ; dédaigne ces infamies, isole-toi dans tes rêveries… Tu complètes ta collaboration ; tu t’enfonces dans une complicité, quand tu crois gagner les hauteurs. Tu fus le confident des pensées assassines ; au nom de ce passé, tu vas permettre