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LA VERTU SOCIALE D’UN CADAVRE

de les avoir connus, prit en haine la victime elle-même et pensa avec plaisir que tous ces acteurs seraient supprimés de la terre.

— Allons, voilà une résolution prise !

Puisqu’il était décidé, rien ne pressait. Il remit au mardi d’informer qui de droit. Il ouvrit le Droit romain, d’Accarias, relut une ou deux des pièces parfaites du Maître, l’Hymne à la Terre, Ibo… Vains divertissements : il croyait avoir trouvé la solution et la cherchait toujours ; il continuait de se questionner. Il se demanda ce qu’il avait entendu dire par ceci : « des misérables dont il faut débarrasser la société ! » — « Misérables, oui ! mais est-ce à moi de nettoyer la société ?… Ai-je jamais dit qu’il fallait respecter l’ordre social et la convention qui le régit ? La bassesse de leur acte me répugne d’instinct ; comment du mot « césarier » arrive-t-on à tirer cette ignoble conséquence ?… Toutefois chacun de mes jugements jusqu’alors impliquait qu’on trouve sa loi en soi-même et non dans la règle édictée par la collectivité. Dès lors, m’appartient-il de les livrer aux rigueurs de cette règle ? Où me suis-je préoccupé d’agir pour le bien social ? Ai-je sérieusement examiné la débine de Mouchefrin qui parfois ne mangeait pas ?… »

À ce moment, le nom de Mouchefrin avait pour Sturel l’odeur fétide et pitoyable du linge des pauvres. Il se représenta comment les choses se passeraient s’il le dénonçait. Dans le cabinet du juge, puis en cour d’assises, de son doigt tendu, il confondrait Mouchefrin terrifié. Cela serait lu dans les journaux de Lorraine, qui sont imprimés avec des clous, comme les almanachs, et que les bonnes gens