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LES DÉRACINÉS

Et quand Racadot, livide, et des perles de sueur au front, fut tombé sur une chaise sans répondre, alors il ne lui dit pas d’une voix tonnante : « Malheureux, vous vous êtes livré ! » mais il se tut et le regarda. Enfin :

— Racadot, je suis obligé de vous garder… Je ne vous arrête pas, mais j’ai besoin de vous avoir à ma disposition. On ne vous conduira pas à Mazas ; vous demeurerez ici.

Il supplia, pleura, en s’essuyant toujours le front ; quand il sut que c’était inutile, ce gros garçon à la figure amaigrie se mit en une fureur terrible. Il traita de haut en bas le juge et mit en avant le nom de Bouteiller. Au greffier, il cria qu’il le ferait destituer ; il qualifia tout le Palais et ses « enjuponnés » de lupanar réactionnaire, et, saisissant le tapis vert, envoya rouler sur le plancher encriers, dossiers, plumes, buvards, et la montre du magistrat. L’aiguille s’arrêta sur une heure mauvaise pour Racadot.

— Je n’ai jamais vu un prévenu plus maladroit, dit avec conviction le greffier à son chef.

En réalité, c’est une bête puissante qui, prise au piège, voudrait s’en arracher la patte. Il écumait surtout qu’on l’arrêtât sans preuves, et comme on n’aurait pas traité le directeur d’une feuille tirant à cent mille exemplaires. Tel était son tapage que, derrière le mur, tant d’avocats qui flânent tout le jour dans les couloirs s’amassèrent ; et un sentiment de férocité les animait contre le journaliste, parce que deux corporations se croient toujours obligées de se haïr.

Enfin, la porte du juge s’ouvrit brusquement.