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LES DÉRACINÉS

pénible son cas, il prétendait sortir de ses sentiments particuliers, se laisser emporter par le courant général de l’opinion, par le fleuve national.

Le crime de Billancourt n’occupait guère Paris. Les grandes nouvelles étaient ceci : on fermera trois côtés de l’Arc de Triomphe, on ne laissera ouverte que la porte sur les Champs-Elysées, pour installer sous la voûte le cadavre du héros. Toute la journée du dimanche 31 et la nuit, il sera exposé au public. Le lundi 1er juin, à onze heures, le corbillard des pauvres viendra le chercher. L’église Sainte-Geneviève est enlevée aux prêtres et, sous le nom de Panthéon, rendue au culte des grands hommes. Dans son testament, il dit : « Je refuse l’oraison de toutes les églises ; je demande une prière à toutes les âmes. » Sturel aurait voulu ne pas être distrait de la prière qu’il donnait au poète.

Ce dimanche matin, dans son lit, le cri des vendeurs de journaux vint lui jeter la grande nouvelle : « Arrestation de l’assassin !… »

La veille, samedi 30, Racadot avait été convoqué au cabinet du juge d’instruction, à qui sa lettre écrite avec Suret-Lefort offrait des renseignements. Vers midi, il fit passer sa carte ; au bout d’une heure, il attendait encore dans ce long couloir éclairé par douze fenêtres sur la cour de la Sainte-Chapelle. Bien que tous ses raisonnements le rassurent, il préférerait en finir avec ce magistrat. Il se rapproche d’un huissier assis à une façon de bureau sur une petite estrade, analogue au pupitre du pion dans les classes, et d’un ton confiant : « Pensez-vous que j’attendrai longtemps ? » Son