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LES DÉRACINÉS

dure crinière de bête, les mèches de cheveux en épis.

— Jamais je ne l’ai vu scrofuleux comme aujourd’hui !

Sturel avait froid au cœur, dans l’attente de choses extraordinaires. Rœmerspacher pensa qu’il était distrait ou préoccupé et n’insista pas. À neuf heures, on ouvrit la porte à qui voulait. Vers la demie, on était quarante, Racadot enfin gagna l’estrade et la petite table au tapis vert : il avait coupé sa barbe ; cela déjà le changeait ; en outre, il fit à ses camarades l’effet pénible d’un homme qu’on a vu jadis plein de vie et qui, réapparaissant après une légère bronchite, déclare : « Les médecins me disent phtisique. » Il disposa quelques papiers, puis commença de parler.

Nous connaissons les lettres de Racadot à son père. Elles montrent un jeune paysan en redingote et nulle philosophie ; c’est qu’il les écrivait dans un instant où l’on ne trouve plus à sa disposition que ses caractères de fond. C’est un appel au pays natal, à la famille, à la nature, quand tout lui manque. C’est le « Maman ! maman ! » que peut jeter un homme terrifié à l’improviste. Les gestes que fait un individu dans la minute où une bombe éclate, et si l’on crie « au feu ! » nous renseignent mieux sur ses nerfs et sur son âme que ne fait sa manière de traverser un salon pour saluer une femme. Tous les actes de Racadot, son année de luttes, sa quinzaine de crise, sa mystérieuse soirée enfin, nous l’ont bien fait connaître. Quand il est sur son estrade de conférencier et qu’il parle avec des notes çà et là colligées, vous n’avez guère plus affaire au vrai Racadot qu’à madame Sarah Bernhardt quand elle joue Phèdre. C’est un rôle… Mais c’est un rôle qu’il a choisi, c’est