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LES PERPLEXITÉS DE FRANÇOIS STUREL

son déjeuner, l’acheta. En caractères gras, à la « dernière heure », se détachait, signée des trois médecins, cette seule ligne :

« Situation extrêmement grave. 9 heures 20. »

Et tout à côté, un fait divers :

« Ce matin, au petit jour, dans les terrains vagues de Billancourt, on a trouvé le cadavre d’une femme décapitée et dépouillée de ses vêtements. Les passants qui relevèrent ce corps nu ont été frappés de sa merveilleuse beauté. On n’a pu établir jusqu’ici l’identité de la victime. »

Des gouttes de sueur se formèrent sur le front de Sturel. Il rentra rue Sainte-Beuve et verrouilla sa porte. Ses gestes étaient automatiques. Comme un malade demi-anesthésié subit presque en étranger les contractions de sa douleur, il sentait une idée affreuse se former en lui. Il était dans un carrefour de l’inconnu : vingt avenues, où il craignait de s’engager. Un oiseau qui a reçu du plomb, emploie toute son énergie à se maintenir dans l’air sans choix de direction : il ne voulait pas aller où de tout son poids son imagination se précipitait. À cinq heures, il se dirigea vers la Morgue, Au coin de la rue Notre-Dame-des-Champs et de la rue Vavin, il entendit le cri, lut le titre en manchettes : « Mort de Victor Hugo ! » Son cœur se gonfla dans sa poitrine. Il rejeta tous ses soucis précaires, parce qu’il avait un dieu à créer d’accord avec un groupe important de l’humanité. Aucune réalité, si tragique qu’il la pressentît, ne pouvait l’émouvoir comme la mort du seul homme qui, dans une époque médiocre, donnait la sensation du hors de pair, et semblait essentiel pour maintenir l’unité, la fraternité françaises.