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LES DÉRACINÉS

propre, mais seulement sur les lois de l’humanité. La vraie personnalité d’Astiné s’exprima par ce dernier mot « chiens » avant qu’elle roulât à terre où ce fut la mêlée confuse, la chiennerie d’un assassinat. Sans doute, elle mit sur ses yeux sa main gantée de « bois clair », d’un geste de petite fille qui se donne pour la première fois, et d’un geste qu’on croyait bien qu’elle ne retrouverait jamais. Ainsi sanglante eut-elle le temps de penser dans la nuit : « Comme ça m’ennuie de mourir !… » Mais eût-elle aimé vieillir ? Les Orientales s’alourdissent si fort !

Ces choses-là se passèrent dans les ténèbres et s’y enfoncèrent définitivement avec la conscience qu’en put avoir Astiné. Les deux assassins en prirent une vue bien différente de ce que nous tenons pour la réalité. Éperdus de terreur, ils dépensaient, à frapper toujours, d’excessifs efforts, comme si elle eût été une idole invincible et leur pire ennemie. Les perles maintenant, perles des mains, perles des poignets, perles du col et ses turquoises « immortelles », qu’elle tenait des princes persans, toute cette gentille friperie de ses grâces, ils la lui arrachent avec leurs mains qui tâtent et qui tremblent. Et, courbés, ils complètent leur boucherie par une affreuse précaution : ils la dépouillent de sa jaquette tourterelle, de ses dentelles noires à nœuds jaunes, de toute sa soie parfumée, et leurs dures mains emportent cette tête désormais impure, qu’ils courent enfouir plus loin.

Ce beau corps, cette gorge de vierge qu’elle avait gardée, et que baigne le fleuve d’un sang encore vivant, ces jambes adorables, tout cela qui eut tant de plaisir à éveiller les instincts de la vie, ils l’ont jeté sur le dur gazon des berges de Billancourt. Ce