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QUINZE JOURS DE CRISE

du Luxembourg. L’arrivée de sa maîtresse le calma. Elle raconta avoir passé la nuit chez une amie, qui lui avait prêté 10 francs.

Ils louèrent un galetas de vingt sous la journée, rue Saint-Jacques. Sur le conseil de la Léontine, Mouchefrin alla rue Sainte-Beuve demander un secours à Sturel ; et pendant son absence, ils mangèrent en hâte, pour ne pas partager avec lui, quelques morceaux de viande qu’elle tira de ses poches. Quand Mouchefrin rapporta 20 francs, dont il avoua 10, ils allèrent tous trois chez les marchands de vin s’enivrer.

— Cela fait divertissement ! — disait la Léontine, qui avait trouvé à Verdun cette survivance de la langue de Pascal.

Ils rentrèrent à dix heures du soir. Étourdie par son alcool, elle s’endormit profondément. Mouchefrin s’étendit dans un coin. Racadot allait, venait, s’arrêtait, frappait du pied. Il ne semblait point s’occuper de ses deux compagnons. De temps à autre, il laissait échapper des exclamations de dépit, de colère ou d’espoir tour à tour naissant et déçu, sa pensée se développait par secousses violentes… De quelle femme parlait-il donc ?…

— C’est la seule ?… Seule, elle a de l’argent ! Et pour la décider à le donner, Mouchefrin et moi, nous avons trop sur le corps l’odeur des misérables. Il avait plaisir à s’insulter soi-même… Il y eut des moments où il sembla étouffer ; il s’essuyait, non le front, mais toute la tête avec un étrange tournoiement de la main et du bras. On eût dit que de sa conscience tenaillée il arrachait hors de son crâne des lambeaux. Quelle que soit l’infamie de sa préoc-