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LES DÉRACINÉS

reprocher d’avoir quitté le notariat. J’aurais dû acheter une étude ! Mais une étude, à Toul, à Pont-à-Mousson, vaut 45,000 à 50,000 francs.

« Je ne vis plus, ne peux plus manger, et je redoute de tomber malade. Fais un dernier sacrifice ; après, tu ne penseras plus à moi. Je suis presque à cent lieues de toi, je ne t’ennuierai plus. Si je n’étais pas installé, si je n’avais pas entre les mains de quoi travailler, je m’éloignerais encore. Et certes, je ne sais ce qui me retient, mais j’ai des idées noires. Je t’en supplie, mon père. Tu ne t’imagines pas ce que j’endure. Ce n’est pas pour dépenser, sois-en sûr. J’ai absolument besoin de 10,000 francs, et puis ma situation, cela est certain, sera magnifique.

« Au revoir, mon cher père, ou adieu. Je comprends bien les ennuis que je te cause, mais ce sera la fin. »

Et après la signature, il recommençait :

« Un effort de ta part, mon cher père, peut me sauver la vie. Fais-le, mon cher père. Je t’embrasse et je t’aime bien encore. »

Quand Racadot eut fini cette lettre où, de plus en plus sincère, il retournait de toute son âme vers la terre natale, il sut obtenir un timbre-poste d’un employé qui se douta de sa détresse.

Mouchefrin le rejoignit : « Astiné portait toujours sur elle ses turquoises de prix, son argent et ses perles ; impossible de les lui prendre. »

Racadot devint fou de désespoir. Il reprocha à son pauvre ami tout ce qu’il avait dépensé à le nourrir, puis il l’embrassa et le chargea d’aller chercher la Léontine à la brasserie ; il les attendit dans le jardin