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UNE ANNÉE DE LUTTES

mois de baisse parce qu’il peut « tenir le coup ». À toutes les minutes, il voulait savoir où il en était. On atteignait seulement le cinquième mois et déjà son capital était à demi détruit. Comme si la vie même faiblissait en lui, il avait des insomnies. Un matin, il tendit à Renaudin un article de sa façon :

— Voilà de quoi peser sur les Rothschild.

L’autre haussa les épaules :

— Personne ne fera chanter Rothschild : si jamais il donnait un sou, toute sa fortune n’y suffirait pas. Racadot alla aux renseignements rue Laffitte, et apprit que la Vraie République était inscrite pour une mensualité de 500 francs.

Ainsi Renaudin l’escroquait ! Jugeant qu’il pouvait désormais évoluer sans guide, il saisit cette occasion pour se libérer du courtage de 33 pour 100 que son déloyal camarade prélevait. Tout le journal, d’ailleurs, témoignait d’un génie sordide. Mouchefrin lui-même, de grand matin, dispensait d’un des porteurs, distribuait les exemplaires dans les kiosques, chez les libraires. On croit généralement que le premier reporter féminin fut madame Nivert qui, dans le Soleil, rendit compte de l’exécution d’Emile Henry : on ignore donc que la Léontine allait tous les jours à la Préfecture de police ? Aucune économie ne paraissait négligeable à Racadot. Naturellement, il vendait les billets de théâtre ; il vendait les livres sollicités des auteurs, des éditeurs. Un ouvrage de 3 fr. 50 est repris par les bouquinistes à 1 fr. 25 ; coupé, il ne vaut plus que 60 ou 75 centimes. À la Vraie République, on lisait les ouvrages en écartant les feuillets et en clignant de l’œil, la tête penchée comme un buveur qui tient le verre et fait claquer sa