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UNE ANNÉE DE LUTTES

du talent ! et de quelle espèce ? des idéologues !… Que j’aille à la réunion du tombeau des Invalides, c’est naturel, parce que je suis un reporter qui ne frissonne plus, même aux exécutions capitales ; mais toi, tu risquais d’y troubler ton jugement. Ils te détournent de tes affinités naturelles. As-tu vu Bouteiller ?

— C’est un égoïste, peut-être un pharisien !… Il se mit à commenter avec passion la fameuse visite de Rœmerspacher et de Sturel à Bouteiller.

— Je connais l’histoire !… Je te demande si tu l’as vu toi-même. Ne prends jamais d’intermédiaire ! Nos amis l’ont effrayé. Bouteiller aurait soutenu des hommes de valeur marchant avec lui ; mais il a reconnu des idées qui peut-être mangeront les siennes… Un plus habile que toi, Racadot, serait déjà fonctionnaire.

— Mon malheur, c’est de m’être embarqué avec des hommes qui seront ministres dans quinze ans. Ils ne céderont sur aucun détail ; ils briseraient plutôt des camarades pauvres.

— Durez quinze ans et vous serez leurs hommes de paille ; et si tu es encore sentimental, pour te venger, tu les feras chanter.

Racadot, voyant que les cigares coûtaient un franc cinquante, déclara préférer les cigarettes qu’il roulait lui-même. Dans ce milieu plutôt gai, on eût dit un penseur : il cherchait comment avec quarante billets de mille maintenir le journal pendant quinze ans.

Il revint sur le baron de Reinach : il prétendait que le banquier leur avait promis une mensualité ; il lui reprochait sa fausseté et l’admirait.

— C’est une vieille canaille, dit Renaudin, mais un