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SON PREMIER NUMÉRO

relever les hauts et les bas, établir la courbe d’énergie, — en carabin historien, convaincu qu’il n’y a point d’interprétation rationnelle des manifestations de l’intelligence sans la connaissance des principes de la biologie… Pour jouir de la sensibilité de Sturel, qui n’a pas de talent d’écrivain et qui ne saura pas mettre dans un article les mouvements de son âme, pour entendre sa pensée quand il préconise « la nécessité de reconnaître, de créer un homme national », c’est peu de lire son article par-dessus l’épaule de Racadot ; il faudrait se transporter loin de ces bureaux, à Neufchâteau (Vosges).

Neufchâteau n’est point un endroit où l’on affiche, comme dans les bureaux de la Vraie République, la prétention de modifier les âmes ; on y suit modestement toutes les inventions de Paris, et cependant, c’est un lieu qui durant des siècles a créé des âmes. C’est là que Sturel naquit, qu’il a passé ses dix premières années et qu’il va trois fois l’an embrasser sa mère. C’est un petit coin perdu où il y a d’antiques églises et quelques « bonnes familles ». Mais peu à peu les gens ayant une saveur terrienne ont disparu. Il ne reste plus que des très vieilles femmes, adonnées sans mysticisme, par désœuvrement et par instinct autoritaire, à la dévotion : des sortes de mères de l’Église, interprétant les usages pieux, surveillant le curé, lui remontrant au besoin, capables de médisance et d’une certaine violence à trop parler de premier jet, mais prêtes à s’en excuser si l’on fait appel à leur cœur. Elles aiment l’argent, parce que la famille l’a amassé péniblement et qu’elles se savent bien incapables de