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« LA VRAIE RÉPUBLIQUE »

sans que l’on voie pour eux un moyen normal d’y renoncer ou de s’y satisfaire.

Aujourd’hui, dans son cabinet, ils viennent au rendez-vous qu’en mai 1880, quatre années plus tôt, date pour date, il leur a fixé. Il ne les reconnaît pas. Lui-même a bien changé ! Il était un philosophe, un éducateur d’âmes, et voilà qu’il refuse avec obstination de sortir du plan politique. De toute évidence, il est décidé à ne pas entendre le langage de ses visiteurs. C’est qu’il ne s’agit plus, pour ce passionné, de dominer la classe de philosophie de Nancy, mais la ligue immense des comités politiques, et, comme il en prend les moyens, il parle déjà leur langage. Il se lève et, pour conclure, avec cette voix dont l’autorité sur eux est irrésistible :

— Messieurs, il y a deux sortes de républicains : ceux de naissance, qui ont horreur qu’on discute la République ; ceux de raisonnement, qui s’en font une conception à leur goût. Vous êtes des républicains de raisonnement. Je puis les estimer, je ne les accepte pas. Nous nous rencontrerons dans la vie, nous ne nous entendrons jamais.

Sturel et Rœmerspacher étaient debout. Il les reconduisit, et ils se saluèrent sans s’être serré la main.

Quand ils furent dans la rue, les deux jeunes gens se regardèrent, plus stupéfaits qu’irrités. Arrivés au bureau de la rue du Croissant, et leurs amis au courant, ils continuaient à n’y rien comprendre.

— Enfin, disaient-ils tous deux, quelles sont ses opinions ?