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« LA VRAIE RÉPUBLIQUE »

une voix. Joyeux soldats en marche, ils voilent de leur poussière la jeune robe du printemps. Ces mois de mai et juin 1884, où les premières journées douces et le vert tendre des arbres font une volupté dont il y a peu de chances pour qu’un homme — l’enfance ne comptant guère — jouisse plus d’une quarantaine de fois dans sa vie, ils les passent, comme Racadot, comme Mouchefrin et la Léontine, ces ilotes, dans l’abominable rue du Croissant, tous pêle-mêle, à combiner, chacun de son point de vue, les meilleures conditions de réussite du journal.

Ils sont inexpérimentés, mais c’est précisément pour cela qu’ils prennent un si vif intérêt aux événements où ils se mêlent et qu’ils ont l’énergie et la fantaisie de former des vœux et d’étudier des plans.

— Il ne serait pas mauvais, avait dit Racadot, d’intéresser à la Vraie République quelques personnalités.

Rœmerspacher et Sturel montèrent un matin les trois étages de Bouteiller, qui habitait alors rue Denfert-Rochereau. Ils prenaient fort au sérieux leur démarche et n’en éprouvaient aucune gêne, parce qu’une haute intelligence apparaissait à ces jeunes illusionnés synonyme de parfaite bienveillance. Ils avaient conscience de ne déranger leur ancien maître qu’avec à propos et pour un objet de sa compétence.

Quand ils eurent fait passer leurs cartes, le professeur du Lycée Charlemagne les accueillit sans phrases, avec une simplicité agréable, plaçant tout de suite la conversation sur un ton sérieux et aisé. Et, de cette belle voix grave qu’ils reconnurent avec émotion,