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« LA VRAIE RÉPUBLIQUE »

le bras. Il avait le sang à la tête et il aimait tendrement son compagnon, car il avait besoin d’un confident.

Dans ce beau jardin, des petits garçons jouent, jettent du pain au cygne, éprouvent des sentiments confus pour des petites filles, s’emplissent des sensations obscures qui pour jamais donnent de la vie aux dames en pierre, aux vieux arbres, à tout ce décor. Il est pour les Parisiens nés sur la rive gauche une patrie qui se prolonge dans le passé. Racadot et Mouchefrin, accoudés aux terrasses italiennes, ne voient de repos et de plaisir que dans l’avenir : une telle journée est trop mélangée d’inquiétude pour que les lieux où ils la passent deviennent jamais selon leur goût pleinement agréables. Aux yeux de l’étranger qui vient visiter ce sable célèbre, ils sont des figurants de cette fameuse et fantaisiste jeunesse des Écoles, mais en vérité, ils ont dans l’âme moins d’idylle que le cygne du bassin qui, tout le jour, se préoccupe exclusivement de sa nourriture. Le cygne après tout n’a jamais eu de mécompte : il est assuré par son expérience quotidienne de trouver à heures fixes une bonne pâtée. Racadot, à la belle heure du soleil tombant, songe à réduire encore un budget que le compétent Renaudin a déclaré incompressible.

Plus tard, dans la nuit pourtant, il a besoin d’ouvrir son cœur, il dit à Mouchefrin :

— Promets-moi qu’à personne tu ne révéleras le chiffre exact de mes ressources…

Il lui tendait une lettre de son père, le marchand de bois :