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ON SORT DU TOMBEAU COMME ON PEUT

Sur leur poitrine, il y a toute la légende amassée par les imaginations qu’il a enivrées. Le bloc de son tombeau est moins pesant que son histoire. Combien en ont été écrasés ! Et pourtant ceux-ci respirent largement. Je le jure, d’après le ressort, l’élasticité de leurs jeunes reins, et surtout, à la flamme plus noble qui apparaît maintenant dans les yeux de Rœmerspacher, de Saint-Phlin, dorénavant ils voudront exister et seront bien capables de se proportionner à leurs rêves.

Quand, pour sortir des Invalides, ces étranges conjurés, animés par cette scène de haute évocation, traversèrent les longs couloirs, — remplis, à cette heure de la fermeture, par le débat des visiteurs et de leurs guides insatiables, — ils croisèrent deux jeunes femmes qui insistaient en ofïrant de l’argent pour pénétrer dans la chapelle. Avec l’instinct de curieuses désœuvrées, qui passent d’un spectacle à un autre, soudain elles se détournèrent de leur premier objet, et semblèrent échanger la satisfaction de visiter le Tombeau contre le plaisir de dévisager ces garçons dont l’aîné n’avait pas vingt-six ans.

— Où ai-je vu cette figure ? se demanda Rœmerspacher en examinant l’une de ces deux femmes.

Sans doute, elle se posait la même question : car, pareille à une petite bête qui pare au danger, elle reprit pour l’heure cet air modeste et d’eau dormante qui cache si souvent, comme des volets sur une maison, toutes les invitations du désir… Ce type énergique, cette allure provocante et charmante, cet ensemble voilé : « Hé ! se dit-il soudain, c’est madame Aravian ! »