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LES DÉRACINÉS

c’étaient ses idées, le souvenir de ses grandes actions. Il était fou de son génie. C’était un terrible roi Lear, obèse avec un grand chapeau de planteur. Et voilà la dernière forme, le vieux Corse autoritaire que l’on a mis dans le cercueil.

Mais ce César-cadavre marqué des cicatrices, et des injures innombrables de la vie, c’est tout de même un des plus beaux parchemins à déchiffrer. À ses rides, se vérifieraient tant d’images de Napoléon accumulées dans les musées, dans les bibliothèques, dans la légende.

Son iconographie physique et morale semble ne pouvoir être dressée complète, tant les numéros en sont nombreux. Tous les spécialistes des sciences sociales ont incarné en lui l’idée que chacun d’eux se compose de la plus haute compétence. C’est ainsi que nous connaissons le Napoléon des tacticiens, des diplomates, des légistes, des politiques. Ce sont des aspects exacts de l’empereur, des détails de son ensemble. Il fut également le corsaire de Byron, l’empereur des Musset, des Hugo, le libérateur selon Heine, le Messie de Mickiewicz, le parvenu de Rastignac, l’individu de Taine. Aucun de ses grands hommes ne s’est mépris. Les peuples non plus ne se trompèrent pas, — Français, Allemands, Italiens, Polonais, Russes, — quand chacun d’eux crut Napoléon né spécialement pour l’électriser : car cela est exact qu’il a tiré de leur léthargie les nationalités. Toutes les nationalités en Europe et, depuis un siècle, chaque génération en France ! Aux libéraux de la Restauration, aux romantiques de 1830, aux messianistes de 1848, aux administrateurs du second Empire, aux internationalistes qui rêvent d’obtenir