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VISITE DE TAINE À RŒMERSPACHER

ouvrait les barrières d’un avenir obscur qu’ils sollicitaient de toute leur ardeur. Aussi étaient-ils intéressés à ce qu’il fût le premier génie de l’univers, pour que son témoignage valût davantage. Telle est la récompense du premier grand homme qui tend la main à un adolescent.

Rœmerspacher ayant mené son ami « à l’arbre de Taine », Sturel admira que ce platane poussât contre les Invalides où repose la gloire de Napoléon. Deux éthiques contradictoires se déployaient à cette fin de journée devant leurs imaginations, tandis que du milieu de l’esplanade ils se retournaient pour contempler la glorieuse coupole dorée et le petit bouquet verdissant du square. « J’ai tiré des hommes tout ce qu’ils peuvent donner, dit l’Empereur. » — « Je n’ai pas réveillé les capitales, les peuples, réplique le philosophe, mais j’ai tenu en éveil les parties les plus profondes de mon cerveau. Moi aussi, je domine l’univers : je lui impose les lois de mon esprit. Ce cosmos que je porte passe en beauté le globe que tenait sous sa main Napoléon, car le temps et l’espace ne le bornent point, et il n’est pas une étendue de choses précises et fragmentaires ; en lui, rien n’est isolé, rien ne se termine : tout s’y limite, et s’y prolonge ; rien n’y est faux, rien n’y est complètement vrai : tout y est un élément du vrai, une phase d’un devenir indéfini, dont l’ensemble jamais ne pourra se réaliser que dans mon cerveau. »

Ce dialogue du Platane et du Dôme commandait les pensées des deux amis.

— La sympathie de M. Taine pour un bel arbre qu’il comprend dans toutes ses époques, voilà, dit Rœmerspacher, un raccourci du meilleur emploi