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LES DÉRACINÉS

les accueillir, que le regard de Mouchefrin s’animait, sa tête se redressait, il défiait la destinée… Jurons, évocations d’un épais bonheur, c’est le cri de 1796 : « Soldats, vous êtes mal nourris et presque nus. Je vais vous conduire dans les plus riches plaines du monde !… »

— Crois-tu — conclut le brutal excitateur — que Bouteiller, à notre âge, geignait ?… Avant trois mois, j’aurai organisé une occasion… Tu m’as dit ton père propriétaire d’une maison de quarante-cinq mille francs ?

— Sur laquelle, il en doit vingt-cinq mille.

— Tu hériteras bien quelque petite chose.

— J’ai mes frères, mes sœurs.

— Non, Antoine, voilà ce que je voulais te faire dire : tu n’as ni frères, ni sœurs, ni père ; tu n’as que moi. Je réaliserai l’argent de ma mère, que mon père injustement détient ; malgré Rœmerspacher, Saint-Phlin, Suret-Lefort, Renaudin et les autres, Racadot et Mouchefrin se maintiendront à Paris.

Dans cet instant, Mouchefrin était heureux. Ses habitudes de boire et de mal manger, les duretés soudaines du désert parisien avaient déjà détruit en lui une bonne part du jeune homme assez doux et intelligent qu’il était à Nancy. Maintenant, comme un impulsif, il espère tout de Racadot et tient pour assuré l’avenir… Et puis, ce pauvre Mouchefrin, il est content d’entendre des mots affectueux !

Racadot se leva :

— Les deux heures approchent ! il faut que J’aille chercher la Léontine. Prête-moi tes souliers : les miens n’ont plus de semelles. Qu’il fasse sec ou non, je te les rapporterai avant midi.