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UN PROLÉTARIAT DE BACHELIERS ET DE FILLES

cœur à pourvoir. Rœmerspacher le fît dîner un jour au Boulant du boulevard Saint-Michel ; ils virent applaudir telle toilette nouvelle de Marie Pasco, alors adorée de toute la jeunesse, avec une émotion, un enthousiasme qui peuvent donner une très bonne idée de ce que furent, d’après la tradition universitaire, les sentiments des Grecs, gens de loisir et qui donnaient à la volupté, aujourd’hui tout individuelle, un caractère social. Toute jeune et les yeux magnifiques de cette gravité qui naît à contempler la mer ou des prairies interminables, elle était noble comme un jeune berger qui pousse son troupeau sous un ciel menaçant d’orage. Sturel, de qui le goût passait pour épuré, prit plaisir à contempler ces formes sarrasines, cette marche sûre de pêcheuse sur le sable, ce teint doré qui éclairait tous ses amants autour d’elle empressés. Son suffrage fortifia le sentiment naturel de son ami : Rœmerspacher ressentit durant la soirée cette tristesse qui accompagne les premiers mouvements de l’amour. Cette jeune femme était toujours distraite, inquiète, hâtive ; son beau regard, à tout instant, se jetait de côté, sans qu’on pût deviner de quel pas, de quelle attente elle frissonnait : ses journées semblaient des haltes dans une fuite. Rœmerspacher put l’embrasser deux ou trois fois au prix de sacrifices notables et après des délais fort ennuyeux. Ces longs intervalles empêchèrent qu’il y compromît son cœur, que la solitude pourtant disposait à la tendresse.

Quoi qu’en dise la légende, les années de la première jeunesse, dans les villes du moins, sont laides. L’homme ne s’est pas encore fait la vie qu’il mérite ; des distractions et une société l’emprisonnent qu’il