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UN PROLÉTARIAT DE BACHELIERS ET DE FILLES

choquent enchantèrent plusieurs générations d’éphèbes. Les mœurs de ceux-ci seront retenues, aussi bien que les tristes manières des bohèmes et des grisettes, par la mémoire complaisante de leurs petits-fils. Sur l’emplacement de ces brasseries, disparues, on viendra cueillir une certaine petite poésie.

Le dénué Racadot recourut très vite à l’expédient de placer sa Léontine, dans un de ces établissements. Si laide, elle fut admise difficilement par une maison de troisième ordre, rue de l’École-de-Médecine. On n’y voyait que d’humbles filles échappées l’avant-veille des cuisines. Tout altérées encore par les fourneaux qu’elles avaient dû quitter à cause de leur invétérée fainéantise, ces créatures buvaient comme des gendarmes et ne proféraient que des propos obscènes ou vulgaires. Racadot, désireux de constituer une clientèle à sa maîtresse, lui amena un jour de vive force Sturel. Celui-ci fasciné par l’incomparable puissance de dilatation stomacale qu’elle révélait, reçut d’elle cette réponse  :

— Quand on a un bon gibier, on peut boire toujours.

La malheureuse, par « un bon gibier », voulait dire une nourriture saine et abondante.

— Cette Léontine, disait Rœmerspacher à Sturel, est abominable… Je te déconseille également l’âme ironique, susceptible et glacée de certaines bourgeoises qui pullulent dans des maisons plus estimables : elles négligent d’aimer à plaire pour réclamer des égards et pour jalouser les robes de leurs amies. Mais je puis te montrer des petites filles imprévues et toutes gaies. Elles comprennent que