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UN PROLÉTARIAT DE BACHELIERS ET DE FILLES

groupes d’abstractions isolées des temps, des causes et des lieux qui les produisent : il avait besoin de considérer les notions comme des choses vivantes qui naissent et évoluent sous l’action de causes extérieures et intérieures. Une méthode purement dialectique, et pas même philosophique, le rebutait. Il eût voulu que l’enseignement du droit fût historique, c’est-à-dire qu’au lieu de présenter les codes comme un assemblage de règles arbitraires, on essayât de découvrir les origines des institutions, de comprendre leur vie et même de prévoir leur avenir : il faut reconnaître dans l’étude du droit un chapitre de la sociologie.

Pareille critique est négligeable aux yeux d’un Suret-Lefort, qui tient ces études de droit pour un stage, et les examens pour un procédé administratif d’élimination, auquel un bon esprit se soumet sans discussions fastidieuses… Dès sa première semaine, il a découvert la Conférence Molé. En 1883, il suit toutes les graves intrigues électorales des quartiers ; on y dépense infiniment plus de diplomatie que dans les grandes ambassades. La force de celui qui parle au nom d’un pays est proportionnelle au nombre de fusils que peuvent aligner ses compatriotes : un meneur de comité est puissant avec rien derrière soi : il faut qu’il distingue les simples machines à voter et les citoyens qui, dans une circonstance donnée, seront capables d’une action ; il doit ménager ces derniers, connaître leur vanité, leur amour de l’argent, leur aptitude à commander. À manier la matière électorale, on perd toute illusion ; on acquiert toute prudence… Si l’on entre profondément dans le personnage que devient chaque jour Suret-Lefort,