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LES FEMMES DE FRANÇOIS STUREL

le-Don, une ville très connue pour le vin et les poissons ; le fleuve est très large, les rues très sales, et je te dirai qu’elles sont pleines de pick-pockets, aussi nombreux là-bas, près de la mer d’Azof, que dans les magasins du Bon Marché. Pour employer un arrêt de quatre à cinq heures, nous fîmes tous les trois un petit tour en ville, et, mes compagnons devant me quitter au bout de vingt-quatre heures, je les priai à dîner.

« J’ai commandé un beau menu, en me rappelant ma science des restaurants de Pétersbourg, que j’avais courus avec mon vieil ivrogne d’oncle : il y eut notamment des écrevisses extraordinaires, que j’avais choisies moi-même dans le réservoir, belles et grandes. Ce qui surprit beaucoup c’est que je savais l’usage des vins après chaque repas. Le tout était très relevé. Au lieu de Champagne on a servi des vins de la contrée. J’étais très rouge sous mon chapeau, d’avoir bien bu et de la satisfaction d’avoir étonné tout le monde. Et pour finir j’exhibai un gros portefeuille, un portefeuille d’homme qui a beaucoup vécu (c’était encore un de mes chics), et malgré leur air je voulus payer. À ce moment, j’eus à m’apercevoir d’un voyageur qui, depuis Moscou, à chaque station, approchait de mon compartiment : je le voyais bien, mais je prenais l’air le plus indiféférent et me laissais regarder…

« C’était un tcherkesse, général dans les troupes du grand duc Michel. Très grand, très flexible, la tête rase selon l’usage musulman, coiffé d’un long chapeau conique d’astrakan et habillé avec une longue robe serrée par une ceinture de galon et de poignards. Sa barbe était grise, ses yeux jeunes ; il