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LEURS FIGURES

en redingote et chapeau de soie, il allait et venait le long du Grand Canal.

D’une rive à l’autre de cette vaste pièce d’eau, qui prolonge le tapis vert et compose une vue aux fenêtres du palais, le promeneur embrasse une muraille de grands arbres. Rien de pathétique comme leurs masses immobiles et courbées sur un morne étang. Incomparable union décorative des verts et des jaunes que fournissent l’eau, la prairie et les arbres, et puis de cette vieille pierre grise qui encadre le Canal ! Le même vent ridait le miroir et dépouillait les arbres. Pour un homme que sa passion déçoit, il y a une sorte d’hypnotisme à suivre les feuilles tournoyantes sur des eaux vertes, qui éludent toute curiosité. Que me réservent les événements ? Me perdrai-je comme cette feuille se noie ?

Mais quelle méditation, soudain, vient de suspendre la marche de Bouteiller ? Ses yeux s’élèvent ; il se découvre : serait-ce qu’il prie ?

C’est simplement que, dans cet air vif, son chapeau de haute forme donne à cet homme de cabinet une vague barre de migraine. Quand il presse si fort le pas, et jusqu’à se mettre en nage, il veut brûler ses humeurs. Et s’il ne s’éloigne pas du Grand Canal, c’est que ses yeux, fatigués par quinze nuits d’insomnie et de lecture, s’attachent, se délectent, se fortifient dans cette longue gamme dégradée de verts et de jaunes apaisants…