Page:Barrès – L’Appel au Soldat.djvu/413

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
407
STUREL RETOMBE SOUS LE JOUG DES CIRCONSTANCES

Elle se surprit à dire tout haut d’un ton fier : « Comme j’ai vécu plus que lui ! »

De tels malentendus abondent entre les personnes sentimentales, fort grossières au demeurant, et celles qui considèrent les choses sub specie œterni, ou qui, simplement, embrassent, comme a fait Sturel sur la Moselle, un développement de quelques siècles.

Le mardi 30 juillet, Sturel partit pour Londres. Mme de Nelles, demeurée seule dans le petit hôtel de Saint-James, jouit, comme d’un sommeil après la fatigue, de sa solitude. Elle se sentait délivrée de cette anxiété constante que lui donnaient les paupières de son ami, ses lèvres, le son de sa voix, qui la laissaient brisée, rompue de révolte. Par un après-midi magnifique, le soleil montant sur l’immense feuillage du Bois évoquait pour elle, qui depuis sa terrasse le contemplait, la jeunesse et la puissance. Le parfum de juillet versait dans ses veines un sang chaud, exaspéré, une surabondance de vie. Jusqu’alors une petite mondaine, elle se surprit à désirer des voyages, la campagne. Les grandes masses d’eau, les horizons d’arbres, l’Océan, eussent facilité sa vie.

« Sturel, pensait-elle, jouit de ses ennuis, de sa fièvre. Moi, comme Rœmerspacher, j’ai horreur du chagrin, des inquiétudes, de tout ce qui arrête mon libre développement. Il faut pourtant, s’avouait-elle avec une innocence audacieuse, qu’un jeune être aime ou soit débauché quand il a certains souvenirs. Mon désarroi moral n’est-il pas absence d’amour, sensualité plus que désespoir ? C’est un désir ardent vers un bonheur normal dont m’éloigne la dureté inconsciente de celui que j’aimais… »