Page:Barrès – L’Appel au Soldat.djvu/281

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
275
LA VALLÉE DE LA MOSELLE

mais il est au fond banal, car tout pouvoir qui s’abandonne voit apparaître la fermentation des haines.

Saint-Phlin n’admettait pas de faire attendre sa grand’mère ; ils revinrent de Varennes au pas gymnastique, pour midi. À table, Sturel laissait ses yeux errer à travers les fenêtres sur la magnifique campagne. Quelle poésie dans cette mort apparente d’un canton où coule encore le sang qui osa cette grande scène populaire ! En ces calmes plaines, une tempête égale pourrait-elle de nouveau se lever ?

Tout plein de ces pensées, il recueillait chaque mot de la vieille dame :

— J’ai grandi, disait-elle, au milieu des témoins de l’événement. Songez que je suis née en 1822. Quand j’avais quinze ans, les gamins chargés par Drouet de crier : « Au feu ! » dans les rues atteignaient la cinquantaine. Quelques-uns des principaux acteurs vivaient encore, âgés de soixante-dix ou quatre-vingts ans. Leurs veuves, en tout cas, demeuraient. Mon père, ma mère, mes grands-parents, fixés à Saint-Phlin depuis 1780, s’ils ne purent intervenir, n’ignorèrent rien. Vous comprenez qu’ici nous connaissons des détails abondants qui gardent à ces hommes fameux et à ces scènes retentissantes les couleurs d’une émeute de village. Ce Sauce et les conseillers municipaux de Varennes, ces petits bourgeois qui contraignirent Louis XVI à retourner vers Paris et vers l’échafaud, au milieu d’une escorte ignominieuse, étaient des modérés, très dévoués à la royauté ; mais ils la voulaient assez forte pour les sauver de l’étranger et de ces vociférateurs aux menaces de qui ils cédèrent leur roi. D’ailleurs les exaltés eux-mêmes, les fous furieux avaient été la