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AMOURS DE STUREL ET DE MADAME DE NELLES

teiller s’interrompre de sa causerie, se tourner vers Floquet, s’associer à l’enthousiasme populaire, l’exciter, et bientôt, dans la frénésie qui soulevait ces vastes espaces, se faire l’entraîneur des personnes dont il était le centre, sauter des deux pieds en l’air avec allégresse et fureur, et le bras tendu, — comme un jeune ouvrier, à la sortie de sa fabrique, secoue sa casquette en l’air, se détend les muscles et crie par bouffonnerie : « Vivat ! » à quelque camarade, — imposer aux siens, communiquer plus loin et peu à peu à toute la foule un cri affreux de : « A bas la Boulange ! »

De cet homme grave et blême, jadis un dominateur que les jeunes lorrains du lycée de Nancy ne pouvaient concevoir agité par aucun désordre, dansant maintenant et vociférant avec une fureur contrariée et exagérée par sa maladresse d’homme de bureau, Sturel, en une seconde, prit une image inoubliable, dégradante et macabre. Mais, avec cette délicatesse esthétique du bon fils qui jeta un manteau sur Noé, ivre et tout nu, il s’effaçait d’autant plus par crainte que son regard ne fit rougir le malheureux.

Quelle erreur de jugement ! Bouteiller, dans sa chaire de philosophie, adoptait une certaine tenue glaciale et hautaine, mais c’était une attitude professionnelle, une tradition reçue à l’École normale. Pour le vrai, ce brutal, en étudiant par métier les diverses conceptions que l’humanité s’est faites de la vérité, n’admettait dans sa partie profonde et héréditaire la légitimité d’aucune espèce intellectuelle autre que la sienne À sentir ses fureurs blâmées, il n’eût réagi que pour les exagérer. Sturel allait s’en convaincre.