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L’APPEL AU SOLDAT

trouver seul, de faire au Bois des promenades à pied qu’il occupait uniquement de cette pensée : « Peut-on être plus heureux que je ne suis ? J’aime une femme que tout le monde désirerait et qui veut bien me croire aimable. Je suis engagé dans une grande aventure historique. En même temps, je garde la possession de moi-même et je mêle à ces excitations une clairvoyance de blasé. »

Parfois le Général appelait Sturel pour travailler. Dans sa nouvelle installation, assez élégante, du 11 bis, rue Dumont-d’Urville, les visiteurs et les lettres affluaient plus encore qu’à l’Hôtel du Louvre. Le jeune homme dépouilla ce courrier qui faisait une brûlante collection d’amour. Toutes les classes de la société y multipliaient les témoignages de leur folle confiance. Les royalistes attendaient de Boulanger leur roi ; les républicains, leur République ; les césariens, leur César ; les patriotes, Metz et Strasbourg ; les gens paisibles, l’ordre ; et tous les inquiets, une aventure où leur cas se liquiderait. Un sale papier daté du Dépôt portait la signature de ce Fanfournot, fils d’un concierge du lycée de Nancy, et ancien groom de la Vraie République, qui s’attacha à la Léontine quand elle perdit son Racadot. Il mêlait aux expressions d’un boulangisme exalté les termes les plus méprisants pour la Préfecture de police, contre laquelle il réclamait la protection du Général. Sturel s’intéressait aux compagnons avortés de sa jeunesse, comme à des essais sacrifiés à sa réussite par la nature. Il chercha au fond de Grenelle une adresse indiquée par le prisonnier. Il y trouva la Léontine, plus longue que jamais et déformée par une misère qui mettait très curieusement en sailli ses os puissants de serve