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lequel les philosophes avaient disputé pendant tant de siècles. Il était découvert. On pouvait à présent acheter le bonheur pour deux sous et l’emporter dans la poche de son gilet. On pouvait se procurer des extases portatives en bouteille, et le pain de l’esprit pouvait s’expédier par la diligence[1]. »

C’était la lune de miel du poison, décrite maintes fois par les voyageurs et les hommes de science. « L’action première de l’opium pris à petite dose, dit le docteur Reveil[2], s’exerce sur le système nerveux ; le résultat ordinaire est de réjouir l’esprit, d’amener une succession d’idées le plus souvent riantes, un bien-être difficile à décrire ; en un mot, dans ces circonstances, il agit comme nos vins et nos liquides spiritueux. »

Les morphinomanes ne connaissent que trop la perfide « béatitude » qui succède d’abord aux piqûres. C’est elle qui les perd. « … La morphine calme non seulement les douleurs physiques, mais aussi les souffrances psychologiques, les névralgies morales ; à la suite des injections de morphine, les chagrins s’envolent pour faire place à un calme plein de volupté… D’un coup d’aiguille vous pouvez effacer les souffrances du corps et celles de l’esprit, les injustices des hommes et celles de la fortune[3]… » À charge de revanche, bien entendu. Dent pour dent, œil pour œil, et pis encore ; l’opium et sa fille la morphine sont de terribles usuriers.

Il faut, de plus, être bien averti, avant d’écouter Quincey sur les « béatitudes », que ses pareils se complaisent amoureusement à les exagérer ; c’est un fait

  1. Confessions, etc.
  2. Recherches sur l’opium, Paris, 1856.
  3. Ball, loc. cit.