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le morphinisme est resté l’apanage exclusif des lettrés, des savants, des classes privilégiées. Mais actuellement… on sait que dans ces dernières années l’intoxication morphinique a pris une extension considérable, et qu’elle a envahi non seulement les milieux moyens et populaires, mais qu’elle a pénétré jusque dans la chaumière même[1]. » La contagion s’est répandue tout particulièrement parmi les femmes, depuis la mondaine et l’intellectuelle jusqu’aux « sœurs d’infortune » de Quincey, en passant par les ateliers de modistes et même par les cuisines.

Toujours d’après le docteur Pichon, les morphiniques sont inégalement responsables de leur dégradation. Il y a d’abord ceux qui ont reçu l’initiation de la main du médecin, dans une crise d’intolérables souffrances, et qui sont demeurés les esclaves du poison, trop souvent par la faute de l’initiateur, ses imprudences, ses négligences ; ceux-là sont des victimes. Et il y a les coupables, les chercheurs de sensations inconnues, prêts à payer d’un vice une volupté neuve, « vulgaires ivrognes » sans aucun droit « au respect ni à la moindre considération ». Faisons-leur seulement l’aumône d’un peu de compassion, pour avoir été orientés vers l’abîme par une prédestination physiologique. La recherche morbide de la sensation non encore perçue, non encore ressentie, est l’un des attributs du peuple grandissant des dégénérés. Elle devient chez eux « un appétit quasi irrésistible ». Elle « confine au délire ». Ainsi parle la science, et ses décrets se sont vérifiés à la lettre pour Quincey, « dégénéré supérieur » s’il en fut jamais, être anormal chez qui la tare héréditaire avait été aggravée par les cahots de l’existence ; c’est pourquoi, sauf aux heures

  1. Le Morphinisme.