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le traiter en enfant. Les hommes graves lui parlaient sur un pied d’égalité et des lettrés se remettaient à son école. Il forma ainsi des amitiés charmantes, une, entre autres, avec un clergyman qui avait soixante ans de plus que lui et vivait en sage loin des vaines agitations du monde. Son presbytère, situé au cœur de Manchester, était néanmoins la maison du silence. Les bruits du dehors expiraient au pied de ses murailles enchantées. Les domestiques marchaient à pas étouffés, comme avec des chaussons. Des vitraux adoucissaient la lumière, et du fond de cette paix, de cette solitude, le vieux clergyman travaillait avec ardeur à convertir l’Angleterre au swedenborgianisme, sans que Quincey ait jamais pu comprendre comment ses supérieurs ne disaient rien et laissaient faire. Sentant venir la mort, le vieillard se mit en devoir de rompre les liens terrestres de son âme, représentés par les classiques grecs et latins, seules et pures délices d’une vie innocente. Il les prenait l’un après l’autre, relisait une dernière fois ses passages favoris, et distribuait les chers volumes à ses amis. Se séparer de l’Odyssée fut le sacrifice suprême. Un soir, seul à seul avec Quincey, il lui dit d’un ton solennel : « Ce livre est presque le seul qui me reste de mes classiques. J’ai gardé Homère jusqu’à la fin, et l’Odyssée de préférence à l’Iliade. Votre favori, en grec, est Euripide ; aimez tout de même Homère, nous devons tous aimer Homère. Même à mon âge, il me charmerait encore, et j’ai fait une exception en sa faveur aussi longtemps que des œuvres d’inspiration purement humaine ont eu le droit d’occuper mon temps. Mais je suis un soldat du Christ, et l’ennemi n’est pas loin. Mes yeux ont regardé aujourd’hui dans Homère pour la dernière fois et, de peur de manquer à ma résolution, je vous donne ce livre, mon dernier. » En achevant ces mots, il s’assit devant un